Blanche Gardin, fragile et sans compromis
L’humoriste en robe sage, récompensée par un Molière en 2018, repousse les limites de la gêne en s’emparant d’un registre jusqu’ici réservé aux hommes – le sexe, abordé très crûment dans des spectacles à l’humour désespéré. Ce 5 septembre, C8 rediffuse son spectacle culte "Je parle toute seule".
Blanche Gardin est-elle une mauvaise féministe ? Comme Lena Dunham, qui avait exigé de se faire retoucher en une de Vogue, ou Roxane Gay, qui s’éclate sur du gangsta rap aux textes dégradants pour les femmes ? Blanche Gardin, elle, sort avec Louis CK, un type – pardon, un artiste –, qui s’est masturbé devant des femmes sans leur consentement. Pour les féministes gardiennes de la doxa, Blanche avait toujours été claire : la domination masculine dans les rapports sexuels était son terrain de je(u), la preuve par ses punchlines sur la sodomie ou la fellation, désormais mythiques. « On se pense une civilisation libérée, en chemin vers l’égalité et la parité. Or la sexualité, très présente dans notre existence, reste imprégnée de domination masculine, de violence et d’humiliation. » Une bonne féministe en somme.
Il a suffi de quelques photos d’elle se baladant main dans la main avec Louis CK dans les rues de New York pour faire basculer la femme la plus drôle de France dans le camp des traîtres à la cause Balance ton porc. Depuis « l’affaire Louis CK », Blanche ne donne plus d’interviews, mais dans un entretien à Télérama, en juin 2017, elle avait confié être « tombée de l’immeuble » en apprenant les frasques de son mentor. Qu’elle persistait à défendre : « Le fait qu’on mette dans le même sac des producteurs qui violent des actrices et un homme dont le fantasme est de se masturber devant des femmes après avoir demandé s’il pouvait le faire (pourtant Louis CK a reconnu les faits, ndlr) signifie que notre société a un gros problème avec la nuance. »
Dans ses sketches, le pape de la comédie américaine explorait ses perversions, la misère sexuelle du mâle hétéro blanc. Comme son pygmalion, elle pousse à fond la mécanique de l’autodérision face à la misère de la condition humaine. En 2017, dans son spectacle Je parle toute seule, Blanche Gardin, célibataire longue durée, déroulait son cynique désespoir en mode Karcher : « J’espère que le mec qui voudra bien me baiser me plaira un peu. C’est tragique, plus je lis, moins je suis baisable, plus le nombre de mecs que je domine intellectuellement grandit, plus j’ai de mal à leur sourire quand ils parlent. »
Ce texte, écrit avant l’affaire, résonne comme une réponse à la question dérangeante : peut-on tomber amoureuse d’un exhibitionniste ? Quand le type vous plaît plus que beaucoup, la réponse est oui. Parce qu’une admiration pareille, c’est surnaturel : « Je vis pour Louis CK. Je ne pense pas être une fan, je pense être amoureuse de lui. J’ai l’impression d’être avec lui, de vivre avec lui » confiait-elle à MadmoiZelle en 2015. Aux derniers Césars, elle faisait rire aigre l’audience pailletée avec un speech sur le viol et les actrices obligées d’apprendre leurs textes depuis #MeToo. Sur sa robe multicolore, un ruban blanc dénonçant les violences faites aux femmes et un énorme badge à l’effigie de son idole yankee. Comment, et surtout de quel droit juger la vie privée de l’artiste ? Twitter s’en charge. Et on a toutes été amoureuses de connards olympiques.
Il y a cette espèce d’injonction aujourd’hui à être absolument quelqu’un de bien
Bref, tout le travail de Blanche Gardin consiste à disséquer « Le métier de vivre », pour reprendre un titre de Cesare Pavese, et c’est loin d’être politiquement correct : « Il y a cette espèce d’injonction aujourd’hui à être absolument quelqu’un de bien, à s’indigner pour les bonnes causes. Mais être une bonne personne, ça n’existe pas ! » L’affaire Louis CK pourrait bien, un jour, devenir un sketch.
Interdite aux moins de 17 ans
Pousser le bouchon là où aucune femme humoriste ne s’est risquée avant elle : « La fellation, si c’était bon, ça se saurait, il y aurait des Mister Freeze saveur bite », « Maintenant que j’ai les seins qui pendent dans le vide affectif », faire un mail groupé à ses ex, objet « Zob en feu », pour les prévenir qu’elle a un papillomavirus… Pour créer le malaise, la mécanique Blanche Gardin est implacable. Cioran en robe rétro, mains sagement posées sur le micro, droite et sobre, elle ne s’épargne rien, boss de l’autodérision cruelle et de la désillusion cynique, repoussant spectacle après spectacle les limites de la gêne et du malaise : son show est interdit aux moins de 17 ans. « Une façon de dire : “si ça ne tenait qu’à moi, j’éviterais que les ados aient un accès aussi facile au porno” », confiait-elle à Paris Match.
« Elle a inventé une nouvelle couleur de rire, le rire pourri, se réjouit Alain Degois, directeur artistique du Jamel comedy club, qui a mis en scène son premier « seule en scène » en 2010. Mais au début, ses textes étaient assez sociétaux, et son personnage une sorte de Marianne qui voulait quitter la France. » « Elle était tellement folle, sourit Bun Hay Mean, un comique ami. Son premier spectacle, elle l’a écrit en anglais ! Elle voulait faire carrière à New York. » Le stand-up, c’est de l’autofiction mise en scène, nourrie par les expériences de l’artiste.
Côté expériences, elle a de la matière. Aux Molières, qui l’ont consacrée meilleure humoriste en 2018, elle a remercié ses parents qui lui « ont transmis cette belle angoisse de mort, outil indispensable à tout humoriste qui se respecte », sa psychanalyste qui a su « trouver ce fragile équilibre de thérapie qui me fait me sentir vraiment mieux au quotidien, et à la fois, fait que je garde mes névroses assez intactes pour pouvoir écrire des blagues ». Et Louis CK, bien sûr.
Avoir grandi dans une famille d’intellos – un père professeur de linguistique, une mère auteure traductrice, un frère et une sœur aînés de quatre et six ans – ne préserve pas de l’inquiétude. Un soir, à 17 ans, défoncée au shit, elle décide de fuguer avec une copine pour aller se suicider en Hollande. Au réveil, elle ne s’en souvient pas, mais sa copine, si : « Elle avait 18 ans, elle avait le permis. En fait, je crois que je suis partie parce que j’ai pas osé lui dire non. J’ai préféré détruire la vie de mes parents que de dire non à cette copine. J’ai fini par donner des nouvelles au bout de trois mois. Je vis avec la culpabilité. Je leur ai juste pété leur vie. »
Dans les salles de spectacle, on retrouve le problème du patriarcat : les directeurs artistiques sont des mecs, et ils estiment qu’une fille ne peut pas parler pas de cul
Le périple se termine en Italie du Sud, où Blanche fait la manche avec des punks à chiens et se défonce au LSD dans des squats. Ça durera neuf mois. Rentrée dans le droit chemin, elle fera un DEA de sociologie et deviendra éducatrice en banlieue pendant quatre ans. Tout en rêvant de comédie. Ses sketches tournés avec des potes la mèneront au Jamel comedy club, expérience traumatisante. « Ses sketches, elle les avait en tête depuis des années, explique Bun Hay Mean, mais dans les salles de spectacle, on retrouve le problème du patriarcat : les directeurs artistiques sont des mecs, et ils estiment qu’une fille ne peut pas parler pas de cul comme ça, c’est trop vulgaire, ça ne plaira pas. Au début, on a essayé de la formater, et elle a accepté. Après, elle ne l’a plus accepté. »
Son personnage drôlissime de Marjorie Poulet, patineuse artistique cagole, écrit et créé pour la chaîne Comédie, annonce une puissance comique qui la place dans le radar des réalisateurs et des producteurs. Jacques Audiard lui fait passer des essais pour Un Prophète, mais le rôle disparaît du scénario. La scène l’appelle, elle la fuira pendant cinq ans, enchaînant les petits rôles au cinéma et à la télévision. « Il m’a fallu des années et des années pour dépasser le truc traumatisant de la scène. D’ailleurs, je ne l’ai pas dépassé. C’est un saut dans le vide. Y a un truc très maso là-dedans. », expliquait-elle à MadmoiZelle.
Comme beaucoup de surdoués, le monde est pour elle d’une violence inouïe
« Dans son parcours, elle s’est fait beaucoup de plaies qui ne se sont jamais fermées. Chez Blanche, ça saigne de partout. Comme beaucoup de surdoués, le monde est pour elle d’une violence inouïe », analyse Alain Degois. En 2014, le phénomène Blanche Gardin prend naissance sur les planches de la Nouvelle Seine, péniche-théâtre d’à peine cent places. Il faut que je vous parle, spectacle né du malheur, va faire un malheur.
Dans ses interviews, elle a maintes fois remercié « l’hôpital psychiatrique et Louis CK » de l’avoir sauvée. Hospitalisée pendant plusieurs semaines en psychiatrie après une rupture, c’est un médecin qui lui conseille d’écrire. Et c’est Louis CK, déjà, dont elle regarde les sketches en boucle, qui la convainc qu’elle peut être légitime. Bun Hay Mean considère que Blanche et lui sont frère et sœur d’âme : « On a fait une dépression au même moment. Elle est allée en HP, moi en Asie. Dès qu’on est sorti de dépression, elle m’a emmené chez Quedubon, un restaurant dans le 19e. Elle voulait absolument me faire découvrir le vin nature. Depuis, dès qu’on franchit un pas important dans notre vie, on y va. » Sa garde rapprochée, que nous avons contactée, a refusé de nous parler de Blanche. La douceur des messages de refus dit quelque chose de l’intéressée. « Généreuse, pleine de tendresse, drôle surtout quand elle va mal », ces mots à son égard tenaient quand même à être dits. On a les amis qu’on mérite.
Elle est radicale, il n’y a pas de place pour le compromis dans sa vie
En 2013, le producteur Matthieu Tarot cherchait un scénariste pour écrire un film sur une secte. Il a appelé Blanche, qu’il venait de découvrir à la Nouvelle Seine. Avec Noé Debré (prix du meilleur scénario à Cannes pour Dheepan), ils coécriront l’histoire d’une communauté de zadistes, Problemos, réalisée par Eric Judor, et interprétée par Blanche Gardin et ses potes Bun Hay Mean et Monsieur Fraize. « Ils venaient travailler dans les bureaux que nous mettons à disposition des auteurs. On entendait leurs barres de rire, on allait frapper à leur porte, ce sont les moments d’écriture les plus drôles que j’ai connus. »
Hyper-sincère, hypersensible
Mais cette fille au tempérament rigolard estime, au fond, qu’il n’y a pas grand-chose à racheter dans l’humanité, que l’homme est un loup pour l’homme. Le monde dans lequel on vit court à sa perte, et ça la rend très malheureuse. La fin du film, qu’on ne va pas spoiler, aurait pu être différente. « Mais on ne lui fera jamais faire ce qu’elle ne veut pas faire, sourit Matthieu Tarot. Elle est radicale, il n’y a pas de place pour le compromis dans sa vie. Son désespoir a une portée philosophique. C’est une personnalité hors normes, vraiment. »
Blanche jamais satisfaite, qui réécrit sans relâche ses spectacles. Blanche hyper-sincère, hypersensible, qui part en retraite tous les quatre matins dans une abbaye cistercienne, une communauté autogérée, en solitaire sur l’île d’Yeu, sans son téléphone Alcatel pourri, sans Internet. Blanche qui rougit quand on lui dit qu’elle est belle. Blanche qui ne s’aime pas, mais qui s’aime bien quand elle est amoureuse. Blanche qui dit avoir « un diable à l’intérieur, mon double ». Blanche et noire, rare.
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