Télétravail : rencontre avec les nouvelles travailleuses nomades
- L’impact du boom du télétravail
- L’angoisse de se fixer quelque part
- Un mode de vie alternatif qui répond à un rejet des conventions
- Motivées par l’ouverture culturelle
- "Le voyage abat certaines barrières"
- Encombrement minimum, épanouissement maximum
Zuri Camille de Souza est cheffe itinérante. Elle habite et travaille actuellement à Marseille, mais en juin, elle cuisinera chez Providenza, une résidence d’artistes corse. Puis elle reviendra passer la haute saison chez Livingston, un bar à vin marseillais.
En septembre, elle officiera à Bruxelles. En octobre, il se pourrait qu’elle parte en Inde, d’où elle est originaire, pour les besoins d’un livre de recettes. « Quand on est chef indépendant, on n’est pas attaché à un restaurant, explique-t-elle. Voyager fait partie du travail. »
Dans la restauration, la mobilité s’est encore accrue depuis les confinements. « Beaucoup de chefs refusent désormais les horaires lourds imposés par les établissements et ces derniers ont moins les moyens de les salarier. Tout cela pousse à l’itinérance. »
L’impact du boom du télétravail
Depuis le Covid, cette mobilité gagne maints secteurs d’activité. Le boom du télétravail a accentué le phénomène des « digital nomads » : des actif·ves travaillant sur supports numériques ont réalisé qu’elles ou ils pouvaient exercer leur métier d’où elles ou ils voulaient. Le mouvement touche davantage les entrepreneur·ses et les indépendant·es, mais séduit aussi des salarié·es.
Au total, la France en comptabiliserait déjà 1,4 million, selon le site de référence Nomad List.
Le marché du logement s’est adapté, avec le développement des « tiny houses« , des vans aménagés et des offres de « coliving » – une forme d’habitat au croisement de la colocation, du coworking et de la résidence hôtelière. La tendance ne concerne pas qu’une frange privilégiée de la population, comme l’a montré le film Nomadland de Chloé Zhao, multi-oscarisé en 2021.
En suivant le quotidien d’une sexagénaire sur les routes américaines, la réalisatrice filmait la précarité et les contraintes, mais captait aussi une soif existentielle d’autonomie et de liberté à l’ère de la surconsommation et de l’urgence écologique.
L’angoisse de se fixer quelque part
Quelles sont, en France, les motivations des néo-nomades ? Fabienne Kraemer, médecin, autrice de 21 clés pour l’amour slow, (éd. Puf) et psychanalyste exerçant elle-même à distance, en compte beaucoup parmi ses patient·es. « Ils ont en commun l’angoisse de se fixer quelque part, décrypte-t-elle. L’idée de vivre toute leur vie et mourir au même endroit leur est vertigineuse. »
Pour Charlène Coudrin, 31 ans, le besoin de mouvement était aussi symbolique que physique. Depuis avril 2022, cette ex-ingénieure dans l’agroalimentaire vit dans un bus aménagé avec son mari Valentin, chauffeur routier, et leur fils de 6 ans, Liam. En ligne, ils sont connus sous le nom de Roadcats Family.
Je ne voulais pas être enfermée dans ma vie. Même quand on était encore propriétaires de notre maison, on avait un van pour s’échapper.
« Je ne voulais pas être enfermée dans ma vie, confie-t-elle. Même quand on était encore propriétaires de notre maison, on avait un van pour s’échapper. Et j’ai toujours été en CDD. L’idée de faire le même job plusieurs années m’effrayait. »
Un mode de vie alternatif qui répond à un rejet des conventions
Aujourd’hui, elle gère leur présence sur les réseaux sociaux. « Ça m’éclate. On n’est pas encore autonomes financièrement, Valentin part encore en mission sur les routes, mais notre objectif est d’en vivre. Je n’étais pas faite pour travailler en entreprise. »
Fériel Karoui, 42 ans, consultante en tendances, vogue entre son bateau amarré à La Villette, à Paris, et un pied-à-terre à Nice. Un mode de vie alternatif qui répond à un rejet des conventions : « Je trompe le parcours tout tracé école de commerce-mariage-enfant-maison. »
Chez elle aussi, le besoin de bouger est viscéral : « J’aime les moments de latence. Naviguer ou prendre le train m’ouvre un espace méditatif. Je recherche la contemplation dans le mouvement. » En couple, il s’agit d’inventer une nouvelle façon de vivre à deux.
À 31 ans, Zuri atteint un âge où « des choses se figent chez les gens autour de nous » : « Ils nous parlent d’enfant et de maison. Cela nous a poussés, mon compagnon et moi, à nous demander ce que nous voulions vraiment. Nous partageons beaucoup, mais souhaitons chacun consacrer du temps à notre travail. Jimmy est marin. L’été, où que j’habite, je ne le vois presque pas. Notre choix est assumé, l’important est d’aller vers nos rêves ».
Fabienne Kraemer note souvent des difficultés à accorder ses rythmes au sein des couples nomades : « Il faut avoir envie de partir et de revenir en même temps, et ce qui fonctionne professionnellement pour l’un n’est pas toujours profitable à l’autre. »
Motivées par l’ouverture culturelle
Parfois, pourtant, le voyage renforce les liens. Depuis 2017, Julie Hembert et son compagnon sillonnent l’Asie. Le couple vit de la création de contenus digitaux pour son blog de décoration et pour des client·es. « On est complémentaires, remarque Julie. Pendant que je travaille en ligne, Florian gère les visas, les conditions d’entrée dans un pays, l’hébergement. Partager les joies et les galères nous a rapprochés. Lui est moins introverti, moi, plus patiente. »
Sa première motivation demeure l’ouverture culturelle : « En France, je cumulais trois boulots sous antidépresseurs. Vivre en Asie m’a rendue plus zen. En Thaïlande ou au Laos, les gens veillent à ne pas mettre l’autre en difficulté, ni à donner trop d’importance à ce qui n’en vaut pas la peine. Ça aide à lâcher prise. »
Je pourrais me contenter de travailler à Marseille, mais changer de ville ajoute quelque chose à ma cuisine. Ailleurs, j’apprends d’autres rituels.
Une ouverture que partage Zuri : « Je pourrais me contenter de travailler à Marseille, mais changer de ville ajoute quelque chose à ma cuisine. Ailleurs, j’apprends d’autres rituels. »
Les néo-nomades sont à la fois individualistes et animé·es d’un fort esprit communautaire, vivent seul·es mais recherchent l’entraide et les rencontres. « Le quotidien sur un bateau est un tel défi que la solidarité règne entre les plaisanciers, témoigne Fériel. Ce sont souvent des gens qui ont beaucoup voyagé et vécu des expériences extraordinaires. »
« Le voyage abat certaines barrières »
Julie a des ami·es « partout dans le monde » : « Le voyage abat certaines barrières. On sait qu’on n’est ensemble que pour quelques jours. Cela crée des liens très vite, il y a moins de manières. »
À bord de son bus, Charlène n’a pas hésité à passer au « home schooling » avec son fils. « J’ai toujours vu des gens le faire en famille sur les réseaux sociaux », précise-t-elle. Avec le groupe, on partage ressentis, ressources et bons plans. Il en faut pour supporter la charge mentale propre à l’itinérance. « Les réserves d’eau et d’électricité, le wifi et les poubelles sont des questions récurrentes » énumère Charlène.
À chaque nouvelle mission en cuisine, Zuri doit s’adapter à des relations de travail complexes. Tout cela teste la motivation, pousse à l’introsp ection et forge la con fiance en soi .
« Beaucoup nous disent qu’ils n’ont pas le courage de vivre comme nous, observe Charlène. Partir implique de se confronter à ses peurs, de déconstruire son rapport à l’argent, au travail, à la réussite. Que peut-il nous arriver de pire ? Si on n’a plus d’argent, on ne bouge plus. On rebondit toujours. »
Encombrement minimum, épanouissement maximum
D’autant plus que voyager, c’est s’alléger. « Chez les routards, il y a cette idée du minimum d’encombrement », souligne Fabienne Kraemer.
« Quand on voit en Inde les gens vivre avec peu, on se dit qu’on n’a pas besoin de cinq paires de chaussures », confirme Julie. L’allégement est aussi émotionnel : « Je sais que je vais dans la bonne direction », juge Charlène.
Le temps d’une étape de vie ou pour plus longtemps ? « Au bout d’un moment, il est plus confortable d’avoir un toit où poser ses affaires, à partir duquel on peut rayonner », estime Fabienne Kramer.
C’est ce que fait Zuri, basée à Marseille. Elle ne prévoit pas d’arrêter de sitôt mais se verrait bien s’installer un jour dans un endroit où elle pourrait jardiner et inviter à son tour des nomades. « Accueillir des gens de passage rendrait le lieu vivant. » Une autre façon de s’évader.
Article publié dans le magazine Marie Claire 847, sorti en mars 2023
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